14
Confirmation

 

 

— Tu surveilles toujours l’elfe ? demanda Sheila Kree à Bellany quand la sorcière, en ce jour d’automne venteux, la rejoignit dans ses quartiers.

— Le’lorinel travaille sur la Quille ensanglantée ; on lui a confié des tâches, elles sont effectuées sans guère de protestation.

— Ça sent l’espionnage !

Bellany haussa les épaules et rabattit ses cheveux noirs en arrière. Son expression trahissait le peu de cas qu’elle faisait des soupçons de Sheila Kree.

— Je lui ai rendu plusieurs visites surprises, dissimulée par magie, quand Le’lorinel croyait ses quartiers vides, assura-t-elle. Je n’ai rien vu ni entendu qui me fasse mettre son récit en doute.

— Un elfe noir ! (Sheila Kree approcha de l’ouverture qui donnait sur la mer. Ses cheveux rouges volaient sous le vent sifflant, salé, qui pénétrait par là.) Un elfe noir viendra nous traquer, voilà c’que l’elfe pâle raconte.

Elle se tourna à demi pour regarder Bellany qui, à ce moment, ne semblait pas avoir d’opinion bien arrêtée.

— Si ce drow, Drizzt Do’Urden, nous cherche en effet, alors nous n’aurons qu’à nous féliciter de ne pas avoir abattu Le’lorinel, remarqua la sorcière.

Sheila Kree revint à l’océan, secouant la tête comme si toute la situation lui paraissait impossible.

— Combien d’temps on va attendre avant de décider qu’ça suffit et qu’on nous raconte des bobards ?

— De toute manière, impossible de soumettre Le’lorinel à la grande cale tant que le vaisseau reste au mouillage, gloussa Bellany. (La plaisanterie égaya quelque peu Sheila Kree.) L’hiver ne va pas durer tant que ça !

Ce type de discussion entre le chef pirate et sa sorcière n’était pas nouveau. Depuis l’arrivée de Le’lorinel, avec son récit délirant d’un elfe noir, accompagné d’un roi nain, qui allait venir récupérer le marteau de guerre – l’arme que Sheila avait cru acheter honnêtement à ce crétin de Josi Petitemares –, les deux femmes avaient passé des heures et des jours à discuter du sort qu’elles devraient réserver à cette étrange créature. Il était arrivé à plusieurs reprises que Bellany quitte son chef persuadée que la mort frapperait avant l’aube suivante.

Pourtant l’elfe vivait toujours.

— Un visiteur, madame chef, fit une voix rocailleuse à la porte.

Un garde demi-ogre entra, suivi d’une grande femme brune à la silhouette gracieuse, flanquée de deux autres monstres. Sheila et Bellany en restèrent bouche bée.

— Gemme Poivre ! s’écria le commandant, incrédule. Quoi, j’pensais qu’tu possédais déjà Dix-Cités maintenant !

La nouvelle venue, encouragée par le ton chaleureux de son ancienne patronne, se dégagea de la poigne des deux brutes près d’elle et traversa la salle pour serrer dans ses bras Sheila, puis Bellany.

— Cela marchait à merveille, assura-t-elle d’une voix ronronnante. J’avais une bande assez importante sous mes ordres, la méthode semblait sûre… c’est du moins ce que je croyais jusqu’à ce qu’un maudit drow et ses amis viennent tout gâcher !

Sheila Kree et Bellany échangèrent un regard de surprise, le commandant lâcha même un reniflement stupéfait.

— Un elfe noir ? demanda Sheila. Tu vas pas m’dire qu’il s’appelle Drizzt Do’Urden !

 

* * *

 

Même sans l’aide des sorciers et des prêtres, sans sorts magiques de divination ou de communication, les nouvelles vont vite au nord de la côte des Épées, surtout quand elles concernent des gens en délicatesse avec la loi, davantage encore quand le héros du récit appartient à une espèce d’ordinaire bien peu héroïque. De taverne en taverne, courant les rues, les bateaux et les ports, vola le récit des événements intervenus chez le capitaine Deudermont, de la manière dont un mystérieux drow, avec ses deux alliées (dont une énorme panthère), avaient étouffé dans l’œuf une tentative de vol et de meurtre dans la demeure de ce haut personnage. Peu parmi ceux qui l’écoutèrent firent le lien entre Drizzt et Wulfgar, ou même entre Drizzt et Deudermont, même si certains se rappelaient qu’un elfe noir avait à un moment navigué sur l’Esprit follet de la mer. Le conte était en soi d’un grand intérêt, mais pour les habitants des bas-fonds, qui savent que de tels attentats contre un citoyen de premier plan se produisent rarement sans raison, il était purement passionnant : il dissimulait sûrement d’autres secrets.

Ainsi l’histoire fila-t-elle tout le long de la côte (accélérée à un moment, de fait, par une intervention magique), de sorte que la nouvelle de l’attaque contre la maison de Deudermont précéda l’arrivée de Drizzt et Catti-Brie à Luskan avant de se répandre encore plus au nord.

Le chef pirate bouleversa tout dans ses quartiers, retourna les meubles, jura à profusion. Sheila convoqua deux sentinelles demi-ogres dans le seul but de leur hurler dessus et de les gifler. Sa fureur dura longtemps !

Finalement, trop épuisée pour poursuivre, elle chassa les gardes et prit une chaise pour s’y affaler en marmonnant encore quelques malédictions.

Elle n’y comprenait rien. Qui était ce débile d’elfe noir, à la fin, qui avait déjà fait avorter la tentative de Gemme Poivre d’installer une solide bande de hors-la-loi à Dix-Cités, et surtout, bon sang, comment avait-il trouvé le moyen d’arriver chez Deudermont au moment précis où Gayselle attaquait ? Sheila Kree ferma les yeux, tâcha d’assimiler tous ces éléments.

— Tu refais la décoration ? demanda une voix depuis le seuil.

Le commandant ouvrit les yeux. Bellany se tenait là, un sourire incertain sur le visage.

— T’as entendu pour Gayselle ? fit Sheila.

La sorcière haussa les épaules comme si cela n’avait guère d’importance.

— On en perdra d’autres ! commenta-t-elle.

— J’trouve que j’entends un peu trop parler de c’drow ces temps-ci.

— On dirait bien en effet que nous avons un ennemi. Une chance qu’on nous ait averties !

— L’elfe est où ?

— Comme tous les jours, au travail sur le vaisseau. Je te l’ai déjà dit : les tâches qu’on lui confie sont exécutées sans objection.

— Le’lorinel pense qu’à une chose…

— Oui, à un certain elfe noir, approuva Bellany. Crois-tu qu’un changement de statut s’impose pour notre elfe pâle ?

— On peut d’jà lui parler.

La sorcière n’avait pas besoin de se le faire dire deux fois : elle se détourna après un hochement de tête, puis descendit au niveau de la mer pour aller chercher Le’lorinel dont le récit se trouvait confirmé de manière éclatante par le retour de Gemme Poivre et les nouvelles du désastre à Eauprofonde !

 

* * *

 

— Quand t’as fait ton entrée ici la première fois, j’ai pensé t’mettre à mort, et terminé ! annonça Sheila Kree sans prendre de gants.

Elle fit un signe de tête aux gardes monstrueux, qui se précipitèrent pour immobiliser Le’lorinel.

— Mais je ne t’ai pas menti, je n’ai rien fait pour mériter…, voulut protester l’elfe.

— T’en fais pas, t’auras c’que tu mérites ! assura la femme pirate.

Elle approcha de Le’lorinel, saisit sa chemise et d’un geste brutal, avec un mauvais sourire, l’arracha. L’elfe était torse nu.

Les deux demi-ogres gloussèrent. Sheila Kree désigna la porte à l’arrière de la salle, par où les brutes traînèrent de force la forme frêle entre eux dans une pièce plus petite, dépouillée. Les seuls éléments présents étaient une fosse où brûlait un feu vif, près d’une paroi, et, au centre, un bloc arrivant à peu près à hauteur de la taille.

— Qu’as-tu en tête ? demanda Le’lorinel d’une voix agitée, mais encore composée.

— Ça va faire mal, annonça Sheila Kree tandis que les demi-ogres installaient leur victime à plat ventre sur la plate-forme surélevée et l’y immobilisaient. (Rien à faire contre la pression de leurs grosses mains !) Bien, parle-moi encore un peu de c’drow, Drizzt Do’Urden.

— Je t’ai tout dit, et j’ai été sincère ! protesta l’elfe.

— Alors répète.

— Mais oui, insista une autre voix, celle de Bellany qui entrait dans la pièce. Parle-nous donc de ce personnage fascinant qui, d’un seul coup, a pris une telle importance pour nous…

— J’ai entendu parler des morts chez le capitaine Deudermont, remarqua Le’lorinel dans un grognement. (Les demi-ogres appuyaient un peu trop fort.) Je vous avais averties : Drizzt Do’Urden est un ennemi redoutable !

— Pourtant tu crois qu’on peut l’défaire, nota Sheila.

— J’ai consacré ma vie à m’y préparer.

— T’as prévu la douleur aussi ? demanda méchamment le commandant pirate.

L’elfe sentit une chaleur intense s’approcher de son corps. La protestation jaillit :

— Je ne mérite pas cela !

Un terrible cri de douleur interrompit la phrase quand le métal chauffé à blanc s’appliqua sur son dos.

L’odeur écœurante de la peau brûlée envahit la salle.

— Alors, qu’as-tu à dire sur Drizzt Do’Urden ? voulut savoir Sheila Kree quand Le’lorinel eut repris conscience. Raconte tout, y compris pourquoi tu tiens tell’ment à l’voir mort ! (Toujours sur le bloc, aux mains des demi-ogres, l’elfe jeta un regard mauvais au chef pirate.) Suffit, vous deux, filez ! ajouta-t-elle à l’intention des geôliers.

Ils firent comme demandé, se précipitèrent hors de la pièce. Le’lorinel se redressa péniblement, les mains tremblantes ; Bellany lui tendit une chemise.

— Tu devrais peut-être attendre un peu avant de l’enfiler, remarqua la sorcière.

L’elfe acquiesça, s’étira plusieurs fois pour essayer de détendre ses cicatrices tout récemment acquises.

— Allons, j’veux savoir ! intervint Sheila. Tu m’dois toute la vérité, maint’nant.

Le’lorinel considéra un moment la femme pirate, puis tourna la tête pour voir la marque de Crocs de l’égide qu’on lui avait infligée, celle qui indiquait son intégration dans la bande de Sheila. Les yeux étroitement plissés de fureur, grinçant des dents dans sa rage qui parvenait à effacer l’atroce douleur de son dos, l’elfe revint au commandant pour lui répondre :

— Tout, oui, et tu comprendras que je ne trouverai jamais le repos avant d’avoir abattu Drizzt Do’Urden de mes propres mains !

Plus tard, Sheila, Bellany et Gemme Poivre, assises ensemble dans les quartiers du chef pirate, réfléchissaient à ce qu’elles avaient appris concernant l’elfe noir et ses compagnons, qui, semblait-il, devaient être en train de traquer Sheila pour récupérer le marteau de guerre.

— Une chance que Le’lorinel nous ait rejointes, commenta Bellany.

— Tu crois qu’l’elfe peut battre l’drow ? demanda Sheila dans un reniflement sceptique. Fichus drows ! J’en ai jamais vu et j’y tiens pas.

— Je ne sais pas du tout si Le’lorinel a ou non une chance contre l’elfe noir, répondit la sorcière en toute sincérité. Il est certain que sa haine pour lui est bien sentie, profonde ; quelles que soient ses chances, on peut être sûr que notre nouvelle recrue mènera la charge contre Drizzt Do’Urden s’il nous attaque ! Rien que cela, c’est un bénéfice.

Sur ces mots, Bellany tourna un regard significatif vers Gemme Poivre, la seule du trio à avoir jamais rencontré Drizzt et ses compagnons.

— Moi, j’aurais du mal à risquer un pari contre ce groupe, remarqua celle-ci. Ils forment une équipe très soudée, combattent ensemble depuis des années, et chacun d’entre eux, même le halfelin demi-portion, est redoutable !

— Bon, alors, qu’est-ce que tu peux dire sur les autres ? insista Sheila, visiblement inquiète. Bruenor Marteaudeguerre, l’roi nain ? Tu crois qu’il va l’ver une armée contre nous ?

Ni Gemme ni Bellany n’en avaient la moindre idée.

— Le’lorinel nous en a appris beaucoup, nota cette dernière, mais l’information n’est pas complète, loin de là.

— Quand je les ai vus au Valbise, intervint Gemme, le nain travaillait avec ses compagnons sans aucune aide de son clan. Cela dit, si Bruenor sait de quelles forces importantes nous disposons, il pourrait jeter contre nous la famille Marteaudeguerre au complet…

— … Et ? encouragea Sheila.

— Dans ce cas, hiver ou non, nous prendrons la mer ! répliqua Bellany du tac au tac.

Sheila voulait rejeter sèchement l’idée, mais nota alors que Gemme Poivre acquiesçait. En fait, les eaux glacées du nord de la côte des Épées en plein hiver ne semblaient pas grand-chose devant la perspective d’une armée de nains furieux !

— Quand Wulfgar séjournait à Luskan, on sait qu’il travaillait pour Arumn Gardpeck, au Coutelas, signala Gemme qui avait elle aussi vécu à Luskan à l’époque.

— C’est c’crétin d’ami d’Arumn qui m’a vendu l’marteau de guerre, rappela Sheila.

— Celui qui a suivi le barbare dans son exil, je le connaissais bien, poursuivit Gemme. Un petit voleur du nom de Morik le Rogue.

Sheila et Bellany échangèrent un regard, hochèrent la tête. Le chef pirate avait une ou deux fois entendu parler de Morik, Bellany connaissait elle aussi – intimement – l’homme. Elle l’avait beaucoup fréquenté quand elle n’était encore qu’apprentie à la Tour des Arcanes. Elle considéra Gemme, réfléchit à ce qu’elle savait de la sensualité exigeante de Morik, et comprit que cette belle femme voluptueuse devait en effet bien « connaître » le voleur !

— Par les dieux ! s’écria Sheila Kree un peu plus tard. (Sa tête ployait sous le poids de l’idée qui lui était subitement venue. Ses deux compagnes lui jetèrent un coup d’œil intrigué.) Deudermont nous traque ; à votre avis, qu’est-ce qu’il cherche ?

— Parce qu’il cherche quelque chose, tu crois ? commença Bellany.

Mais son débit se ralentit sur la fin de la phrase ; elle voyait où son commandant voulait en venir.

— Et Drizzt avec sa copine qui nous attendaient chez Deudermont…, poursuivit Sheila.

— Alors Deudermont lui aussi serait après Crocs de l’égide, supposa Gemme Poivre. Tout s’explique ! Mais Wulfgar n’est pas – n’était pas – avec les autres au Valbise, alors…

— … il pourrait naviguer avec le capitaine, compléta Bellany.

— Vous pouvez être sûres que j’ferai payer Josi Petitemares ! s’écria Sheila, sinistre, en se carrant dans son siège.

— On ne sait pas où se trouve Wulfgar, rappela Gemme. Mais on sait que Deudermont a peu de chances de voguer au nord d’Eauprofonde pendant la saison qui s’annonce, alors, si Wulfgar est avec lui…

Elle s’interrompit. Sheila, dans un grognement, avait bondi de son siège en frappant du poing contre sa paume.

— On en sait pas assez pour choisir une stratégie ! grommela le chef pirate. Il faut plus d’informations.

Un silence gêné s’ensuivit, rompu finalement par Gemme Poivre :

— Morik.

Bellany et Sheila la regardèrent, étonnées, puis Bellany prit la parole à son tour :

— Morik le Rogue est bien informé chez les traîne-patins de Luskan, et tu as dit qu’il avait été proche de Wulfgar. Il aura peut-être des réponses pour nous, oui.

Sheila réfléchit quelques instants.

— Ramène-le-moi, ordonna-t-elle à Bellany. (La sorcière, avec ses pouvoirs magiques, serait vite rendue à Luskan malgré la saison. Elle acquiesça, puis, sans un mot, se leva et quitta la pièce.) Des elfes noirs, des marteaux de guerre, remarqua Sheila Kree une fois restée seule avec Gemme Poivre. Une nouvelle recrue elfe, mystérieuse, belle…

— … Exotique, à tout le moins, appuya Gemme. Et son allure ne me déplaît pas, je l’admets. Surtout le masque noir !

Le chef pirate éclata de rire à la folie de toute cette histoire, puis secoua la tête avec vigueur. Ses cheveux rouges indisciplinés volèrent dans tous les sens.

— Si Le’lorinel survit, je m’retrouverai p’t’être avec un lieutenant elfe, dit-elle, amusée.

— Un lieutenant elfe mystérieux, beau, exotique…, rit Gemme Poivre. Un peu fou, peut-être.

Sheila la considéra, perplexe.

— Comme tout l’monde, non ?